dimanche, juillet 08, 2007

quatorze

"On est retournés chacun dans la guerre. Et puis
il s’est passé des choses et encore des choses, qu’
il est pas facile de raconter à présent, à cause que
ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus."
Louis-Ferdinand CELINE, Voyage au bout de la nuit.





C’est juste une histoire, la leur, un peu la mienne aussi… Quatorze, la boucherie à jamais indicible, la fin d’un monde, la préférée de Brassens, la der des ders, la seule guerre vraiment inhumaine puisque tout le reste est littérature.

Histoire entendue du fond de ma jeunesse, j’ai sans doute mélangé les arrières grands-parents et les bisaïeux, les vieux militaires ou paysans vivant sur cette terre de Champagne depuis des lustres. Toujours est-il que…

Pas le choix, paysan à la ferme familiale ou militaire, si jamais la chance d’avoir un peu d’humanités et de jugeotte, et puisque le génie civil n’existait pas, construire les ponts, les routes et les hôpitaux de campagne pour les colonies : Sénégal, Liban, Algérie, ailleurs… Et Quatorze qui vient, tous les fils de France nach Berlin et la ligne bleue des Vosges qui stoppe bien vite l’avancée, et les trous pour se cacher, les rats, l’hiver, les ponts bombardés à toujours reconstruire, et les routes, et les ponts, dans le gel, la fournaise, les mouches, la puanteur des cadavres, quand tout va bien, juste les ponts…

Vers Dix-Sept, sans doute, ou peut-être l’année d’après, les Boches sont dans Ormes, le bled familial à moins de dix bornes de Reims, la ville de l’Est, trop de guerres, trop de morts, et cette fois, en plus, les ruines de la cathédrale en feu. Juste à côté de l’église, la ferme familiale. Au loin, les tranchées.

Le colonel demande à l’arrière grand-père les coordonnées du village, de l’église, de la ferme. Il hésite, il doit sans doute lui dire : « Vous savez, mon colon, c’est pas que j’ veux pas… ». L’autre sort le flingue d’ordonnance, menace du peloton, sur la place du village, quand celui-ci aura été repris. Deux cents ans que la famille est là.

Il ne s’est pas fait fusiller mais sera devenu cinglé peu après, trois mois de repos à l’arrière avant de repartir au front, le temps de revoir une dernière fois sa femme, le temps de lui faire un enfant, avant qu’il ne choisisse la seule réponse à l’honneur familial qu’il sait avoir bafoué, trois mois plus tôt. Cette fois, il n’attend pas les ordres de cette enflure de colonel, il sort de la tranchée, seul, face à l’ennemi, il sait qu’il va y passer, comme ça, non loin de la terre qu’il a trahie. Le sang effacera la faute, les coquelicots qui pousseront lui rendront à jamais justice.

Une enfant naît six mois plus tard ; je veux croire que c’était vers la fin de novembre, qu’elle fut fêtée comme il se doit, en même temps qu’on fêta -non la victoire- mais la fin de la guerre. L’histoire de la famille raconte qu’une femme s’est laissée mourir de chagrin après la mort de son mari, je veux croire que c’est elle, qu’elle donna au monde une enfant, qu’elle fut lasse de lutter, qu’elle sentit sa mission accomplie et qu’elle se laissa partir, chagrine, digne et sereine.





On doit être par une jolie journée du printemps de Dix-Neuf au vu de leurs tenues, même si je préférerais que Dix-Huit enfin touche à sa fin par une de ces journées d’hiver claire et vive, radieuse de froid et de ciel bleu. Ils sont revenus, de l’enfer, de l’exil, de je ne sais où, ils ont mis les habits du dimanche et revoient le village pour la première fois depuis… Je veux croire que c’est elle sur la photo, qu’elle a déjà offert son enfant au monde, qu’elle se force un peu à sourire en sachant le destin qui l’attend. C’est peut-être son père à ses côtés, en tout cas, c’est la maison bombardée, en ruines, et l’église juste derrière, c’est leur drame et la fierté de revenir.





Ils sont revenus. Le premier mouvement a sans doute été d’aller au cimetière, saluer les morts de la famille, les amis, et ceux qui, du fait de la guerre, n’avaient pas encore reçu de sépulture. Elle n’est pas sur l’image. Sans doute était-ce trop douloureux, sans doute était-elle déjà à ses côtés, du côté des cadavres, de ceux qui ne pourront jamais revenir. Peut-être parcourt-elle tout simplement les décombres de la ferme, pensant à ce qu’elle aurait fait à sa place, pensant qu’il a fait le bon choix puisqu’une enfant est née et que la terre appartiendra toujours d’une certaine manière à la famille. Puisque l’histoire sera racontée. Deux formes d’héritage. Peut-être n’avait-il pas le choix.





Dernière photo. Ils sont les quatre, ils sont revenus, elle ne reviendra jamais. Image éternelle, c’est la Yougoslavie des années Quatre-Vingt-Dix, puisque tout a commencé là-bas en Quatorze, début et fin d’un siècle, c’est les chœurs serbes chantant Tamo Daleko alors qu’au loin, dans la neige, brûlent les derniers restes de l’espoir, c’est la Shoah à venir, les bombes qu’encore aujourd’hui on continue à trouver dans les champs, le vaguemestre qu’on espère, l’enfant qui va naître, les mutins de Craonne et d’ailleurs, c’est leur sang qui coule dans mes veines, mes larmes qui coulent de leur peine, la terre où je veux mourir, pourrir et nourrir les vers, les bombes et mes enfants.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Hum... je connais ces photos... et Ormes... ça me dit quelque chose... ;) autant te dire que je me pends à ton fil rss pour lire encore ce qui te trotte dans la tête! :) (et merci pour le lien! je m'en vais de ce pas faire de même par chez moi)