mercredi, décembre 12, 2007

retour sur la plus belle manif du monde (31 mars 2006)




"Ultime communiqué du Comité d'Occupation de la Sorbonne en Exil

Les étudiants ont repris leurs études. Les facultés ont rouvert leurs portes et les professeurs leur claque-merde. Le cycle planétaire de la vie micro-dosée se terminera, comme prévu - comme toujours - en juin : les examens auront lieu puis on ira mériter ses vacances au soleil. Tout indiquerait un parfait retour à la normale s'il n'y avait de la part de tous un si notable empressement à le simuler. A faire comme si rien ne s'était passé, comme si une tout autre normalité ne s'était imposée pendant deux mois d'occupation. Une normalité où les amphis sont des dortoirs, où les voisins sont des camarades ou des ennemis, où la lutte rend les êtres désirables, et non plus seulement séduisants ainsi que le veut la séparation coutumière. A vrai dire, tout ce petit monde universitaire en fait un peu trop. Il y a une fébrilité, une exagération dans les expressions, une maladresse qui trahit le travail en cours : refouler l'évidence qu'il pourrait en être autrement, que la vie ne ressemble pas nécessairement à cette course de hamster en cage.

Et en effet, il n'y a pas de retour à la normale. Ce qu'il y a, c'est un processus de normalisation : une guerre à outrance contre la persistance de l'événement. Nous ne parlons pas de simples prises de conscience, de faits aussi communément admis, sur la fin du mouvement, que la fonction policière des syndicats, le nécessaire recours à la casse, la joie d'une vie passée à bloquer l'économie plutôt qu'à se laisser formater pour un jour la servir ou le retour du feu comme pratique politique élémentaire. Nous parlons d'amitiés. Toute amitié conserve une trace des conditions de sa naissance, du moment de la rencontre. Celles qui se sont nouées là garderont toujours une odeur de lacrymo, un petit éclat de voiture qui flambe, de vitrine qui tombe, une lointaine rumeur d'émeute ; qu'elles ramèneront. Les syndicalistes, les gauchistes, les militants ont vécu un mouvement social. Un de plus.

Les « mouvements sociaux », dans leur rituel cent fois répété et toujours défaits, sont une tolérance locale. Ils appartiennent au folklore de ce pays. « Pour notre honte », disent les uns, « pour notre gloire », pensent les autres. Dans tous les cas, ils font partie de la gestion démocratique à la française, dont ils sont le moment carnavalesque, après quoi tout rentre dans l'ordre. Les gouvernants peuvent bien jouer les monarques tant qu'ils laissent à la population le droit de mimer 1789.

Nous, nous avons vécu un événement. Un événement se reconnaît aux intensités qu'il produit - dépaver ensemble, à coups de grilles d'arbres, une place à touristes, coordonner une attaque au cocktail Molotov, discuter d'un texte jusqu'au petit matin -, non moins qu'aux failles qu'il dessine, aux possibles qu'il dévoile. Ce que nous voulons consigner ici, c'est ce qui a été acquis là d'irréversible, ce sur quoi aucune « fin de mouvement » ne peut revenir, ce qui fait des derniers mois non une parenthèse dans le cours régulé de la vie sociale, mais une seconde vague, après l'incendie de novembre, dans la douce montée d'une onde insurrectionnelle.
(...)

7.
Deux façons de se mouvoir dans la rue, dans la rue devenue espace hostile, propriété des flics, des automobiles et des caméras : le cortège et la bande. Le cortège : on arrive individuellement, on se joint pour quelques heures à ses « camarades », on braille quelques slogans auxquels on ne parvient plus à croire, les jours d'enthousiasme on chante des chansons qui feraient froid dans le dos si elles voulaient encore dire quelque chose, comme L'Internationale. Une sono vient avantageusement couvrir le mutisme de l'assemblée, et le vide des relations. Manu Chao, Zebda, La Brigada, etc. Puis chacun regagne, individuellement, son chez-soi où il a tout loisir de n'en penser pas moins. Promenade digestive pour bétail syndiqué, défilé de solitudes garanties par un service d'ordre. La bande : on débarque ensemble. On a pris un peu de matos. On a une petite idée de ce que l'on est venu faire là. Se taper avec les flics, brûler Paris, libérer la Sorbonne, dépouiller des magasins, des portables, se faire des journalistes ou des manifestants. On se meut comme un seul homme, à cinquante. Si l'un court tout le monde court, si l'un tape tout le monde tape, si l'un se fait taper, pareil. Réflexes de horde. Jargon commun. Disposition à la bêtise, au suivisme, au lynchage. Extrême mobilité. Hostilité à l'inconnu, à l'immobile. Plusieurs fois, dans les dernières années, ces deux façons de se mouvoir se sont rencontrées à Paris. Le 8 mars 2005, notamment, puis aux Invalides. Chaque fois, la confrontation a tourné à l'avantage des bandes. Chaque fois, l'individu séparé des cortèges, avec sa liberté d'expression, son droit à être lui-même, à avoir son portable, son compte en banque et ses dreadlocks, s'en est tiré meurtri, traumatisé. Traumatisé par des gamins de quinze ans. Traumatisé par une cruelle alternative : s'organiser à son tour en bande ou bien finir sur le carreau. A moins de prendre son parti de cette vérité : l'individu libéral a la police pour condition. C'est cette évidence que l'ON a voulu dénier, après chacune de ces confrontations, par un brutal accès de mauvaise foi.

22.
Vendredi 31 mars. Allocution sénile de Chirac. Des rassemblements spontanés en plusieurs points de Paris. Qui se cherchent, se trouvent, convergent sur l'Elysée, refluent, obliquent, pour éviter la gendarmerie mobile. 3000 personnes de 8 heures du soir à 4 heures du matin. Une errance sauvage de 25 kilomètres. Foule de tous âges, de toutes tendances, idéalement désarmée, désemparée par sa propre puissance sans emploi. Qui passe le pont de la Concorde, arrive sur l'Assemblée Nationale avant les flics, qui y serait entrée si elle avait eu ne fût-ce qu'un pied-de-biche. Qui faillit forcer les portes du Sénat. Passe devant le Palais de Justice. Qui remonte vers Barbès et ravage tout ce que les boulevards de Sébastopol et du Magenta - le fameux « espace civilisé » du Magenta - recèlent de banques, d'agences d'intérim, de brasseries branchées, au cri impérieux de « Paris, debout, réveille-toi ! ». Puis qui salue les prostituées de Pigalle, monte vers le Sacré-Coeur - « Vive la Commune ! », entend-on dans les bouches avant de le lire, taggué sur l'ignoble édifice -, échoue, là aussi, à y entrer pour l'incendier. Feu de joie, donc, devant le Sacré-Coeur. Un dernier Mac Do vole en éclat. Et sur le chemin de la permanence de Pierre Lellouche, qui partira bientôt en miettes, cette dame d'une cinquantaine d'année accoudée en nuisette à son balcon, qui passe à tue-tête « Les mauvais jours finiront » - il est trois heures du matin. Nous avons parcouru ce soir-là, dans une récapitulation mélancolique, tout ce qu'il nous faudra, pour commencer, brûler."



Salut,

J'ai relu avec intérêt l'ultime communiqué du comité d'occupation que j'avais tenu quelques instants entre les mains dans le métro un autre soir.

Petites réflexions donc, au delà de la justesse des propos :


- On retrouve passim certaines allusions à des graffitis lors d'une manif sauvage à Belleville (vers le 6 ou le 7 avril, je crois), manif d'autant plus vite coupée qu'elle promettait d'être showtime. Le temps est une invention des gens incapables d'aimer. Le moi est une prison. Ici bientôt insurrection. Il n'y aura pas de retour à la normale (au futur). A bas les slogans. Manif qui me semble exemplaire "de la guerre en cours" mise au jour par les événements de mars-avril. Pourtant, aucune allusion explicite dans le communiqué.

- Merci d'avoir mis la Brigada sur le même plan que Manu Chao.

- Peu en accord, en revanche, avec certains termes employés dans le chapitre 22. et final (donc important), sur le 31 mars nocturne : "errance", "qui y serait entrée si elle avait eu (...) un pied-de-biche", "récapitulation mélancolique". Et sur le fait que ça commence à péter à Magenta. De même que les Communard-e-s ont été terrifié-e-s à l'idée de toucher à la Banque de France, je pense que nous fûmes aussi effrayé-e-s ce soir-là de voir la force collective se dégageant du cortège et la possibilité effective de pénétrer DANS l'Assemblée (nul besoin de pied de biche, une légère escalade de grilles suffisait) ou DANS les organes effectifs de l'Etat. Première manif à passer sur le pont de la Concorde depuis 1934 (et c'était les ligues fascistes à l'époque). Nous étions AU-DELA du symbole en ce début de soirée. Quartiers peu habituels à la plupart des manifestant-e-s, besoin de retrouver des certitudes en repiquant vers le traditionnel pélerinage sorbonnard. Et ce que nous ne cassâmes pas où nous aurions dû le faire, on le fit dans des quartiers bien plus populeux et "habituels". La fête des fous en répétition générale dans l'ivresse du symbole en actes. La suite de la manif est un hommage et retombe pour le coup dans ce qui ne ressort plus du domaine du POSSIBLE mais du CERTAIN.

bien à vous...



(OST : les Papillons - les Poètes professionnels
merci à Thib' pout la tof)

2 commentaires:

Dadu Jones a dit…

Bandes.

Mobiles.

Organisées.

Individualisées au sein du collectif.

Ne pas attendre la majorité.

La majorité crève la gueule ouverte en se chiant dessus de trouille.

La majorité ne peut qu'avoir tort en un pays come la France.

ubifaciunt a dit…

"La foule est la preuve du pire" disait l'ami Tacite (à moins que ce ne soit Sénèque, ou Céline, enfin, peu importe).

Je transcris.
Je souscris.

Je conscris (non, la je déconne).