jeudi, avril 30, 2009

La Grande Vadrouille... (épilogue ?)



18 h 02 :

Coup de fil du père, le gosse s'est fait choper par les keufs à Nanterre malgré son interdiction de territoire. La JAP l'avait prévenu, a priori, c'est reparti pour quatorze mois de cachot.

Le Tribunal est fermé depuis une heure, ce qui signifie juge de permanence. Donc le môme serait bon pour rester au dépôt jusque lundi. En effet, un juge étant déjà positionné sur le dossier, y a peu de risque que son collègue prenne une décision à l'emporte pièce.



18 h 04 :

Coup de fil d'une collègue. Samedi matin, à 7 heures, ils déménagent un môme qui risque une expulsion locative imminente. Je l'informe pour l'interpellation. On commence à chercher une idée éducative à la con à proposer à la juge lors de l'audience pour pallier les quatorze mois. 



18 h 09 :

Je bois un verre de blanc.



18 h 15 :

Je laisse un message sur le répondeur de M. de Tréville (aka herr Direktor). J'imagine qu'il attend de se servir un verre de rhum avant de me rappeler.



18 h 39 : 

J'appelle un de ses potes. "Ah, bah justement, Ubi, j'étais en train de chercher ton numéro... Putain, on était en bagnole ; sachant qu'y avait une bagnole de keufs derrière, pas la BAC, hein, les képis, je freine brusquement dès que le feu passe à l'orange. Sûrement trop brusquement pour eux. Contrôle des papiers de la caisse et de tous les occupants, ils lui demandent de les suivre... On a été au comico, apparemment ils savent même pas quand y aura un OPJ de dispo... Si tu passes là-bas, demande à la fliquette blonde, la sympa, si elle lui a passé les thunes que je lui ai demandé de lui donner..."




(to be continued...)








Peut-être qu'il pense du fond de sa cellote au café du village, au dernier matin où l'on s'est tant marré avec les pêcheurs allemands, à la tarte aux pommes sur le rebord de la fenêtre, aux discussions sans fin, à ce restau d'hier à La Défense, à son anniversaire de 20 ans qu'il a passé au trou où je lui amenai gâteaux et bougies, et peut-être qu'il en sera ainsi pour le vingt-et-unième, au coucher de soleil sur le lac, à ce cimetière où il ne rentra pas par pudeur et décence, à ceux-elles qui pensent à lui, dans un cachot de la République, à la manif de demain, au 1er mai des opprimé-e-s, à ces putains de quatorze mois....









01 h 49 :

Je retrouve ce texte datant d'il y a un peu plus d'un an... :


"Ce soir, je bois.

Je bois en l'honneur de trois gosses de 17 à 24 ans, je bois à leur vie et à tous les jours qui leur restent à mourir, deux dans les cachots de la République de France, un dont la tête est mise à prix.

Ce soir, je bois en l'honneur de N., gosse de 20 ans avec qui je suis allé au musée des arts premiers parce qu'il voulait apprendre. Ce soir il dort en taule parce qu'un juge, avec autant d'embonpoint que de compétence et de barbe, a estimé qu'au détriment d'un renvoi en Algérie (N. est évidemment aussi français que moi), sans aucune preuve, il valait mieux, dans l'intérêt de la société et pour préserver celle-ci, qu'il dorme dans une geôle infestée de rats et de rancoeur.

Ce soir, je bois en l'honneur de S., gosse de 17 ans jugé au pénal, comme un majeur, puisque les lois Sarkozy et Perben II sur la prévention de la délinquance sont passées par là. "Les mineurs de 2008 ne sont plus les mineurs de 1945", disent-ils (môssieuh le commissaire). C'est sans doute juste, et la lutte des classes est morte, et y a plus de saison, et les "conneries" des mineurs se font de plus en plus tôt. Sauf que ça fait 2000 ans que le pouvoir dit que les conneries se font de plus en plus tôt. Et que si c'était le cas, les gosses commenceraient à déconner dans le ventre de leur mère, voire avant.

Ce soir, je bois en l'honneur de K., gosse de 24 ans que nous sommes allés chercher aujourd'hui à la gare Saint-Lazare. Un mec auquel des collègues de Nice ont filé nos coordonnées. Qui crèche depuis quelques semaines à Bordeaux mais que ça peut plus durer, il est monté, juste avec notre numéro, à l'arrache. Accusé d'avoir paumé deux kilos de coke par des gosses de son quartier qui ont fait appel à des mercenaires serbes, il a les bras encore sanglants, la froide résignation et l'envie d'en finir. Trouver une piaule pour la nuit, avant les démarches demain dès l'aube. Ne pas l'aider, juste l'écouter, dans l'urgence de la douleur. Mais de place pour dormir, nulle part ; négocier une chambre dans un hôtel sordide où nous savons que les passes à vingt euros et les barettes au même prix se négocient juste à côté. Rendez-vous à neuf heures, demain matin, nous verrons bien, les gars de Nice sont à ses trousses et le trouveront peut-être, les Serbes affûtent leurs lames.

Ce soir, ce n'est pas du bourrage de gueule méthodique, c'est de l'oubli et de l'hommage salutaires.

Je veux vomir ce soir, vomir mon alcool et ma haine, gerber sur ces prisons, ces matons et ces juges, cette came, ces sitautions dans lesquelles des êtres humains sont obligés de se mettre pour pouvoir survivre, ce soir je veux vomir la bile amère qui remontera de mes tripes.

Ce soir, à l'heure du dernier verre, je regarderai le gros bouquet de fleurs que j'ai acheté tout à l'heure, des fleurs blanches comme l'innocence, cette putain d'innocence que le monde prend un malin plaisir à envoyer au diable.

Ce soir, je bois en l'honneur de trois gosses qui doivent se sentir bien seuls. Que ces quelques mots qu'ils ne liront jamais puissent les réconforter et qu'ils sentent que, quelque part, des hommes et des femmes les veillent, les estiment et les aiment."







3 commentaires:

George WF Weaver a dit…

Saloperie de monde réel !
Un conte de fées, et puis les comptes de fait.
Jamais un coup de frein n'abolira les hussards.
Je pense à lui, alors que je ne le connais même pas. Et puis à toi (idem ?), en buvant moi aussi un verre de blanc — ce qu'il ne va pas avoir l'occasion de faire avant longtemps.

birahima2 a dit…

George
je crois que depuis le début, il s'agit de vie en société
y'a pas de raison que ça ne continue pas

ubifaciunt a dit…

"Jamais un coup de frein n'abolira les hussards"...

Superbe ! Le sourire un peu résigné à cette heure, la mirabelle a remplacé le blanc, merci pour lui, je crois, que des gens tout ça, des inconnu-e-s pensent à lui et à d'autres qui croupissent, se dire que ces quatre mois de liberté n'ont pas été perdus ni volés, que ça n'a pas servi à rien, et que, s'il ne dort pas à une heure attaché au radiateur, il pense aussi à ces jolis moments de blanc et de chansons et que ça l'aide à tenir, à tenir, à tenir, avant que je ne retourne le voir en taule... Et que, ça n'est pas rien, quelque part, des gens, même inconnu-e-s, qui se soucient de vous....